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Les gardiens du Jungfraujoch vivent perchés à 3500 mètres d’altitude

Installée sur le col du Jungfraujoch, une station de recherche de haute altitude accueille des scientifiques du monde entier. Nous sommes allés à la rencontre des Fischer, le couple de gardiens de la station.

Les gardiens du Jungfraujoch vivent perchés à 3500 mètres d’altitude

Derrière la fenêtre, les flocons tourbillonnent dans le vent. Des bourrasques secouent les carreaux. La brume qui masque les sommets filtre la lumière du soleil, projetant une lueur grise dans la pièce et donnant l’impression que le bâtiment est suspendu dans le ciel. C’est d’ailleurs presque vrai: nous sommes à 3470 mètres au-dessus du niveau de la mer, dans la station de recherche de haute altitude du Jungfraujoch. Des chercheurs du monde entier viennent ici pour mener des expériences sur la composition de l’air visant notamment à mesurer les effets du protocole de Kyoto, en profitant des conditions atmosphériques particulières. «Tout va bien? Vous n’avez pas la tête qui tourne?» Joan Fischer, elle, est habituée à l’altitude. Dans la cuisine lambrissée, entre la peau de chamois et la table en formica rouge, elle se sent chez elle. Il faut dire que cela fait quatorze ans qu’elle et son époux Martin veillent sur le bâtiment qui abrite instruments de recherche et scientifiques de passage.

Il faut s’accoutumer à l’altitude
Le cahier des charges est original: le couple de gardiens vit toute l’année sur le col qui relie la Jungfrau au Mönch, entre les cantons de Berne et du Valais. «Nous passons vingt jours par mois sur le Joch, nuance Joan Fischer. Puis un autre couple prend le relais. Nous en profitons alors pour descendre dans la plaine, mais nous réjouissons de remonter: notre maison, c’est ici.» Encastré dans la paroi rocheuse, relié par un tunnel et des portes verrouillées au circuit touristique où s’écoulent les flots de badauds déchargés par le petit train souterrain, le bâtiment destiné aux scientifiques est resté tel que lorsqu’il a été construit, au début du XXe siècle. Ce matin, il est vide et silencieux. Un groupe de scientifiques venus d’Indonésie, du Chili et du Kenya est reparti après un séjour en altitude.

Les chercheurs de passage logent dans les chambres voisines. «Il y en a dix, explique Joan Fischer. C’est un vrai petit hôtel!» Si elles tiennent plus de la cellule monastique que de la suite royale, les chambrettes garantissent une vue imprenable sur le panorama… Et une première nuit difficile: «Il faut entre deux et trois jours pour s’acclimater à l’altitude. En général, on ne s’endort pas facilement.» Migraines, saignements de nez ou sensation de palpitations sont autant de symptômes qu’entraîne la diminution de la pression atmosphérique. L’altitude joue également des tours en cuisine: «L’eau bout à 86 degrés, et non pas à 100. Pour cuire un simple plat de pâtes, il faut compter une bonne demi-heure!»

L’air analysé en détail
Après les pièces d’habitation, nous traversons les locaux dédiés à la recherche scientifique. Dans les laboratoires aux fenêtres obstruées par une épaisse couche de neige, sol et murs sont recouverts d’un carrelage vert pâle. Des appareils occupent tous les plans de travail. «Ils mesurent le taux de gaz carbonique dans l’air, explique Joan Fischer. Menée par l’Université de Heidelberg (D), cette étude permet d’évaluer la part de CO2 produite par les sources d’énergie fossile.» Quant à l’autre installation, elle mesure la présence dans l’atmosphère de krypton 85, un gaz rare relâché lors du traitement des déchets radioactifs. Régulièrement, les gardiens du Jungfraujoch envoient les prélèvements, contenus dans des ampoules de verre, aux divers instituts de recherche.

Manipuler des instruments aussi perfectionnés suppose une formation poussée. C’est le travail de Martin Fischer. Pour le retrouver, nous empruntons l’ascenseur qui nous emporte cent mètres plus haut dans l’observatoire du Sphinx, ce bâtiment de verre et de métal qui trône au sommet du massif rocheux. La journée de Martin Fischer a débuté à l’aube avec la corvée de déneigement des terrasses. À la pelle, puisque les gaz d’échappement d’une fraise à neige troubleraient les analyses de la qualité de l’air. Puis son emploi du temps est dicté par les relevés qu’il est chargé de réaliser pour MétéoSuisse: «Toutes les trois heures, je note la température de l’air et j’observe le ciel. Je consigne des informations sur les nuages, leur altitude ou la distance à laquelle porte le regard.» Autant de tâches qu’il n’est pas possible d’automatiser et qui nécessitent une présence humaine. Irremplaçable, le regard expert de Martin Fischer l’est aussi pendant sa ronde quotidienne, lorsqu’il contrôle la bonne marche des appareils de mesure.

Solitude au sommet
Dans la salle des machines, où elles sont des dizaines à bourdonner, il se faufile entre les câbles électriques en guettant le moindre signe de dysfonctionnement. Puis grimpe dans l’observatoire astronomique. Un juron fuse soudain du haut de l’escalier: le vent et un joint usé ont permis à la neige de se glisser dans la coupole. Heureusement, le télescope est protégé par une bâche, déjà recouverte d’une dizaine de centimètres de poudreuse. Au rythme des contrôles et des relevés, le temps file. Bientôt, le train ramènera les touristes vers la plaine, laissant les gardiens seuls dans leur royaume. «C’est le meilleur moment de la journée, sourit Joan Fischer. Le calme qui règne lorsque tout le monde est parti est inexplicable.»

Sur la terrasse, les anémomètres tourbillonnent à toute vitesse. Nous nous accrochons à la rambarde métallique pour résister aux coups de vent, alors que les flocons nous forcent à plisser les yeux. Il en faudrait plus pour entamer l’enthousiasme de Sherpa, le chien des Fischer. Débordant d’énergie, il galope dans la neige fraîche. Le labrador noir s’est parfaitement accoutumé à sa vie au Jungfraujoch. Il tient compagnie à ses maîtres, qui n’ont pas d’enfants. «Ce serait compliqué, avoue Joan Fischer. Mais c’est un choix de vie qui nous convient.» Sur la terrasse, la lumière décline. C’est le moment de la promenade de Sherpa. Sortant du bâtiment, les deux gardiens et leur chien sont avalés par la brume.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): © clément grandjean

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Quatorze années passées sur le Joch

S’il y a un personnage incontournable de la station de recherche du Jungfraujoch, c’est bien Ginette Roland, docteure en astrophysique (photo ci-dessus). À presque 80 ans, la scientifique de l’Université de Liège en a passé quatorze au Jungfraujoch, si l’on met bout à bout ses nombreux séjours. «Mais j’ai gardé mon accent belge», dit-elle en souriant. Cette ermite de la physique ne boude pas son plaisir lorsqu’elle peut faire découvrir ses recherches aux visiteurs du Sphinx. Au moyen d’un spectroscope, elle analyse la manière dont l’atmosphère filtre la lumière du soleil. Sur ses écrans, des raies multicolores indiquent les molécules présentes dans l’air. «L’avantage du Jungfraujoch, c’est que l’air pur et sec que l’on trouve à cette altitude me permet de faire des mesures extrêmement précises.»

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International Foundation High Altitude Research Stations Jungfraujoch and Gornergrat (HFSJG)