Nature
Le retour du gypaète en Suisse inspire les ornithologues du Moyen-Orient

Le programme de réintroduction du gypaète dans les Alpes est un succès. De passage en Suisse, un ornithologue israélien compte suivre ce modèle pour faire revenir le rapace au Moyen-Orient. Reportage exclusif en Valais.

Le retour du gypaète en Suisse inspire les ornithologues du Moyen-Orient

La voiture file dans la vallée, tressautant sur la route inégale. Au volant, le biologiste valaisan François Biollaz négocie les virages serrés tout en se courbant vers l’avant pour scruter le ciel. Assis à sa droite, Yossi Leshem, ornithologue israélien et professeur à l’université de Tel Aviv. Le premier est le spécialiste romand du gypaète barbu. Le second, de passage en Suisse, est fondateur de l’International center for the study of bird migration. La petite troupe est complétée par Rivka, l’épouse de Yossi Leshem, et par le peintre naturaliste vaudois Laurent Willenegger.
La destination de l’expédition est top secrète. C’est pour éviter d’attirer de trop nombreux curieux que le biologiste nous demande de taire l’emplacement du site où il nous conduit. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’au bout de cette étroite vallée valaisanne, nous pourrons peut-être observer un gypaète barbu. Si la perspective est réjouissante pour nous, elle l’est encore plus pour Yossi Leshem: de retour dans les Alpes depuis 30 ans, le grand rapace devrait en effet faire l’objet d’une prochaine réintroduction en Israël.

Gypaète; Yossi Leshem; François Biollaz

Israël, l’éden des ornithologues
Cela fait quarante ans que Yossi Leshem s’engage pour sensibiliser la population à la protection des oiseaux. Le Moyen-Orient est le plus important lieu de passage au monde pour les grands migrateurs. Ancien pilote au sein de l’armée israélienne, Yossi Leshem s’est notamment rendu célèbre pour les centaines d’heures de vol qu’il a partagées avec les oiseaux: dans un ULM de son invention, le scientifique a accompagné les migrateurs durant un an afin de mieux comprendre leurs trajets. Son rêve, c’est que les oiseaux contribuent à rapprocher les peuples. Dans un climat politique tendu, il crée des centres d’observation et lance des programmes éducatifs destinés à la fois aux écoliers israéliens, palestiniens et jordaniens. S’il n’est pas un migrateur, le gypaète barbu est une espèce emblématique du combat que mène Yossi Leshem: «Lui aussi parcourt des centaines de kilomètres chaque jour, sans se soucier des frontières, explique-t-il. Le dernier couple a niché en Israël en 1982. Je suis en train de lancer une campagne nationale pour favoriser son retour.» Autant dire que l’exemple suisse l’inspire.
Abandonnant le véhicule, nous partons à pied, télescopes et jumelles à la main. En tête, François Biollaz s’arrête sur un promontoire et scrute le versant d’en face. «Il y en a un!» s’exclame-t-il. En quelques secondes, les longues-vues sont braquées sur la falaise. «Vous le voyez? C’est un adulte, perché sur un pin sec.» Le coup d’œil est saisissant. Reconnaissable à son plastron orangé et à la ligne noire qui lui barre la tête, le rapace scrute la vallée. Et ce n’est pas tout: décalant l’objectif de son télescope, le biologiste valaisan donne à voir une scène plus rare encore. «C’est incroyable, jubile Yossi Leshem en plaquant son œil contre la lentille. Un poussin!» En effet, nous sommes face à l’aire d’un couple de gypaètes barbus. Juché sur un tas de branchages qui semble collé à la roche, un jeune rapace de trois mois, au plumage encore noir et gris, déambule maladroitement. Il se rapproche du vide, se penche vers le bas avant de revenir au centre du nid où il entreprend de lisser ses immenses rémiges. «Aujourd’hui, quatre couples sont établis en Valais, explique François Biollaz. Théoriquement, chaque couple pourrait élever un jeune par an. Malheureusement, il arrive souvent que les parents abandonnent le nid avant l’éclosion s’ils sont dérangés.»

Survolés par le géant des airs
L’activité humaine a causé la disparition du gypaète en Suisse. En Israël aussi: «Dans le désert du Néguev, par exemple, le gypaète trouvait facilement de quoi se nourrir grâce à la présence de carcasses d’animaux sauvages ou de bêtes élevées par des tribus de bédouins, dit Yossi Leshem. Mais cette région désertique a été changée en une zone d’entraînement militaire. On en a chassé les bédouins et la faune s’est raréfiée. Ajoutez à cela les appâts empoisonnés initialement destinés à tuer les chacals et les chiens errants mais qui font des ravages parmi les vautours, et vous obtenez un environnement peu accueillant pour le gypaète.»
S’interrompant soudain, Yossi Leshem lève les yeux et laisse échapper un cri de surprise: un second gypaète barbu, planant sans un bruit dans la vallée, survole notre groupe. Curieux, le rapace incline la tête pour nous observer avant de se poser à une centaine de mètres de nous. «Je savais que nous avions des chances de voir un gypaète, sourit François Biollaz. Mais je n’en espérais pas autant!» Fasciné par le vautour, l’ornithologue israélien ne cache pas son émotion. Lorsqu’il reprend ses esprits, il saisit son calepin et griffonne frénétiquement les données du jour, le lieu et le nombre d’individus aperçus: «Je reviendrai la semaine prochaine. C’est une expérience fantastique!»
L’expédition suisse de Yossi Leshem ne fait que renforcer sa volonté de faciliter le retour du gypaète au Moyen-Orient. S’appuyant sur un solide réseau de connaissances et sur le culot qui lui a permis de s’adresser directement à certains des plus puissants hommes politiques de la planète, il est d’ores et déjà en train de chercher à financer son projet. Ce qui importe, c’est de sensibiliser la population locale à l’importance de ce charognard dans l’équilibre environnemental. «Relâcher quelques rapaces, c’est facile, assure-t-il. Mais il faut d’abord préparer le terrain. L’exemple européen me redonne espoir.» Alors que nous repartons vers la plaine, le gypaète étend ses ailes et prend son envol. Tellement à son aise entre ces falaises calcaires, il pourrait bien planer à nouveau sur les dunes du Néguev…

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Les oiseaux, ambassadeurs de la paix

«Birds know no boundaries»: les oiseaux ne connaissent pas de frontières. C’est le nom du programme initié par Yossi Leshem il y a une dizaine d’années. Il mène de front plusieurs projets de réintroduction ou de soutien à des espèces menacées, avec un dénominateur commun: faire collaborer les habitants de plusieurs pays. Et peu importe s’ils entretiennent des rapports tendus ou hostiles. Ornithologue philanthrope, Yossi Leshem est par exemple parvenu à mobiliser des agriculteurs israéliens, palestiniens et jordaniens au profit de la chouette effraie, les encourageant à abandonner les pesticides chimiques. Il fabrique des nichoirs avec des élèves, cartographie le parcours des migrateurs au-dessus du Moyen-Orient, transforme les bunkers désaffectés en refuges à chauves-souris et lance des projets d’écotourisme. Il y a quelques mois, il a donné une conférence au Forum économique de Davos.

En dates

La saga du gypaète dans les Alpes
1875: La loi suisse sur la chasse classe le gypaète barbu dans la catégorie des nuisibles.
1890: A la fin du XIXe siècle, le gypaète disparaît des Alpes.
1986: Lancement du projet européen de réintroduction. La Suisse collabore avec l’Italie, la France et l’Autriche. Huit jeunes rapaces sont relâchés en moyenne chaque année jusqu’en 2009.
1991: Premiers lâchers en Engadine.
2016: 33 couples nichent désormais dans les Alpes, dont au moins 9 en Suisse. Naissance record de 20 poussins.