agriculture
Se lancer dans l’agroforesterie, c’est investir sur le long terme

L’agroforesterie représente plus de 10 000 hectares en France et seulement 50 en Suisse. Mêler arbres et cultures revêt pourtant de nombreux avantages. Éclairages sur un mode de culture en devenir.

Se lancer dans l’agroforesterie,  c’est investir sur le long terme

Diversification du revenu, protection du sol contre l’érosion, capture du carbone, amélioration de la biodiversité: l’agroforesterie n’est pas dépourvue d’intérêts tant agronomiques qu’environnementaux. Soutenu politiquement en France, reconnu digne d’intérêt par l’Union européenne, ce mode de culture mêlant pommiers, merisiers ou noyers et blé ou colza peine à séduire en Suisse. Une centaine d’exploitations helvétiques seulement pratiquent aujourd’hui l’agroforesterie. «Pourtant, notre pays possède un potentiel climatique, pédologique et commercial tout à fait adapté», affirme Johanna Schoop, coordinatrice romande du Réseau suisse de l’agroforesterie, dont sont aujourd’hui membres dix-huit exploitations. Afin de susciter de nouvelles vocations, la collaboratrice d’Agridea a profité du récent congrès européen d’agroforesterie à Montpellier pour organiser des visites d’exploitation dans le sud de la France (voir en page 5).

Quel terrain choisir?
Argileux, limoneux, calcaire: tous les types de terrains sont compatibles avec l’agroforesterie. C’est plutôt la profondeur du sol qui agit comme facteur limitant. «Il faut suffisamment d’espace pour que cohabitent les racines superficielles des cultures avec celles, plus profondes, des arbres. Le but est d’éviter toute concurrence», explique Johanna Schoop. S’il n’y a pas de contre-indication en termes de biologie des sols, on se méfiera un peu des zones séchardes, pour la raison de réserve hydrique limitée pour les deux cultures. Les types de terrains et de climats peuvent en revanche influer sur le choix des essences. «Les cerisiers détestent avoir les pieds dans l’eau, met en garde la spécialiste. En zone humide, on privilégiera plutôt les arbres têtards, comme le mûrier.»
L’altitude est un autre facteur limitant pour les arbres fruitiers, bien qu’il soit désormais tout à fait possible de trouver des espèces adaptées. «Certains producteurs greffent eux-mêmes des arbres sur des porte-greffes adaptés à leur contexte pédoclimatique.»

Quel type d’arbre planter?
Planter des arbres, c’est s’engager sur le long, voire le très long terme. Alors une petite réflexion s’impose avant de décider si on va plutôt cultiver des arbres pour les fruits ou pour le bois d’œuvre. Une fois évalué le potentiel du sol, il convient d’analyser les débouchés commerciaux locaux. «Une exploitation peut bénéficier d’une filière de valorisation de bois précieux dans sa région, auquel cas on partira sur du noyer, par exemple. Une autre disposera d’un marché de proximité pour les fruits», conseille Johanna Schoop. Tout dépend donc du contexte de la ferme. «Il faut également être attentif au temps et à la main-d’œuvre à disposition. Des fruitiers demandent plus de compétence et de force de travail que des espèces forestières», met en garde la spécialiste.

Comment planter?
On recommande traditionnellement d’implanter les rangées dans le sens nord-sud plutôt qu’est-ouest, nettement moins favorable en matière d’ensoleillement. «Il faut cependant analyser au cas par cas. Dans les terres ouvertes, les rangées d’arbres doivent être plantées dans le même sens que les travaux habituels des champs, pour des questions pratiques!»
La distance entre les rangées d’arbres (24 mètres en moyenne) doit tenir compte de la largeur de travail des machines. La pompe à traiter, ou celle de la barre de coupe de la moissonneuse-batteuse, font par exemple référence.

Comment en assurer l’entretien?
Les premières années, la protection des arbres s’avère quasiment indispensable. «Un tuteur et du bon grillage font en principe l’affaire. Attention à considérer les coûts de cette protection lors du budget prévisionnel!» En ce qui concerne les campagnols, la meilleure des préventions consiste à faucher régulièrement la bande herbeuse  où ont été plantés les arbres.
Outre la taille régulière des arbres pour laquelle une formation est recommandée, il ne faut pas négliger la taille des racines. «Une fois par an, passer une sous-soleuse pour couper les racines superficielles des arbres et forcer ces derniers à aller chercher les nutriments en profondeur.»

Quelles cultures associer?
Le décalage végétatif est l’un des principes de l’agroforesterie. Ainsi, on évitera une culture de blé sous des alignées de cerisiers, car tous deux arriveront à maturité simultanément, créant une charge de travail compliquée à gérer!
Par ailleurs, certains exploitants plantent des haies entre les arbres pour compléter les rangées. Dès lors, dans les régions à risques, il faut éviter les espèces vectrices du feu bactérien, par exemple les Sorbus.

Quels risques agronomiques?
À long, voire très long terme, certains producteur redoutent l’ombre créée par le feuillage des arbres sur les cultures. «À tort, réfute Joanna Schoop. L’ombre peut être la bienvenue dans les épisodes caniculaires qu’on a eus ces dernières années. L’humidité générée contribuera même à éviter les coups de chaud et donc à améliorer le rendement.» En outre, arbres, arbustes et bandes herbeuses créent un écosystème des habitats pour insectes auxiliaires, précieux alliés dans la lutte contre les ravageurs.

Qu’est-ce que ça rapporte?
Les calculs de rentabilité effectués en Suisse ont révélé que, par rapport aux monocultures, les systèmes agroforestiers provoquent pendant les quinze premières années une diminution de revenus. «C’est essentiellement dû à la plantation et à l’entretien des arbres alors qu’il n’y a pas encore de récolte de bois ou de fruits. À long terme, cependant, ce «sacrifice» est plus que compensé par la constitution d’un énorme capital d’épargne sous forme de bois.» Planter des arbres s’avère cependant rapidement intéressant d’un point de vue financier, grâce à la commercialisation des fruits et à l’obtention des paiements directs. En effet, planter des hautes tiges donne droit à des subsides (15 francs par arbre maximum) dans le cadre des surfaces de promotion de la biodiversité.

Texte(s): Claire Müller
Photo(s): Olivier Born/DR

Témoignage

Nicolas Bovet, pionnier en Romandie

Nicolas Bovet, agriculteur et viticulteur à Arnex-sur-Orbe, VD, pratique l'agroforesterie dans ses champs. Ici des jeunes arbres de 3 ans. © Photo Olivier Born

En Suisse romande, ils sont aujourd’hui une poignée d’exploitants à être convaincus par les intérêts de l’agroforesterie. À Arnex-sur-Orbe, Nicolas Bovet a planté plus de 400 arbres sur une surface de 11,4 hectares depuis 2012. L’exploitant vaudois a opté pour le bois d’œuvre, comme l’alisier, le noyer, le merisier, plantés dans des parcelles où il cultive cette année du pois, du blé et du seigle. Les plus beaux arbres font aujourd’hui 4 mètres de haut et leurs troncs mesurent 8 à 10 cm de diamètre. L’objectif de Nicolas Bovet est clair: «Ces arbres, je les ai plantés pour l’avenir de mon domaine. De mon vivant, je ne bénéficierai certainement pas de leur valorisation économique. Mais ils constituent un véritable patrimoine pour l’exploitation.» Nicolas Bovet regrette qu’aujourd’hui encore, l’agroforesterie soit absente du contexte politico-légal en Suisse, même si ses avantages agronomiques et environnementaux semblent s’inscrire dans la ligne de ce que prône la Confédération.

Se lancer dans l'agroforesterie: trois exemples en France

Sébastien Blâche, Drôme «Les arbres sont le pilier de mon système»
Passionné d’ornithologie, l’agriculteur a conçu en dix ans un système agroforestier où arbres et haies sont les supports de la biodiversité.
Des brebis solognotes cohabitent avec une soixantaine de poules pondeuses sous des alignées de pêchers. Dans la parcelle voisine, ce sont les moutons shropshires – ils ne s’attaquent pas aux arbres – qui pâturent entre les rangées de pommiers et de poiriers. Le parcellaire de 17 hectares de luzerne, de céréales, de colza, de caméline et de tournesol (en cultures associées) est maillé par 5000 mètres de haies composées de frênes, de sureaux, de tilleuls et de ronces plantés ces dix dernières années. L’exploitant de ce domaine hors du commun est un ornithologue passionné. Quand il reprend en 2006 cette exploitation située à Montélier, à 10 kilomètres de Valence, Sébastien Blâche décide de tout faire pour favoriser la petite faune sauvage, créant une mare à l’hectare, laissant des bandes enherbées non broyées le long des ruisseaux, multipliant ainsi les habitats. Les mûriers font alors leur réapparition dans les prés: «Ce sont des arbres cavernicoles, qui procurent de l’ombre aux brebis et dont les feuilles, riches en tanins et en protéines, s’avèrent un complément alimentaire intéressant pour elles.» Pour le Drômois, l’arbre s’insère dans une réflexion plus large: «J’ai fait de l’agroforesterie sans le savoir, simplement parce que je considérais l’arbre et la haie comme des habitats de choix. Désormais, je bénéficie également des avantages agronomiques des arbres et des haies.» L’effet brise-vent des arbres protège ainsi les cultures de la verse. Les chauves-souris qui ont trouvé refuge dans les mûriers sont de précieux alliés dans la lutte contre le carpocapse. Les mésanges pour lesquelles des nichoirs ont été aménagés dans les fruitiers se nourrissent des tordeuses. Les hérissons, précieux pour lutter contre l’invasion de limaces, trouvent refuge dans les déchets de taille. Enfin, les rapaces, et notamment le faucon crécerelle, livrent une lutte sans merci aux campagnols, souvent redoutés par les exploitants d’arbres fruitiers.
Aujourd’hui, Sébastien Blâche s’est converti au bio et confie qu’il a arrêté toute forme de protection des cultures, cuivre et soufre y compris, s’en remettant à ce qu’il appelle la «biorégulation». Sa production de fruits et de céréales destinés à la vente directe lui permet d’obtenir un revenu correct, mais l’exploitant tire surtout beaucoup de satisfaction de l’écosystème qu’il a créé. «Aujourd’hui, je compte une quarantaine d’espèces d’oiseaux sur mon domaine, du moyen duc à la perdrix, en passant par le cisticole, la caille, l’étourneau sansonnet, la huppe et le moineau friquet. C’est l’arbre qui a permis leur retour.» De quoi rendre heureux l’ornithologue qu’il est.

 

Denis Florès, Gard «On récolte les fraises sous les noyers»
Près de Nîmes, un couple d’agriculteurs a profité d’un microclimat obtenu par les arbres pour se lancer dans le maraîchage.
C’est en 2010 que Denis Florès rachète pour quelques dizaines de milliers d’euros un domaine de 12 hectares à l’Institut national de recherche agronomique (INRA), à 30 kilomètres au nord de Nîmes, au pied des Cévennes. «Personne n’en voulait à cause des arbres!» Le domaine de Vézénobres est en effet le lieu des premiers essais de la recherche agronomique française en agroforesterie. Depuis les années nonante, 800 peupliers, 200 noyers et un arboretum de 600 merisiers, tulipiers, cornouillers et tilleuls y ont été plantés, sous lesquels étaient cultivés céréales et oléagineux. Pour Denis Florès, c’est pourtant la culture maraîchère qui s’impose. «Grâce aux arbres, on a de l’ombre et de l’humidité.» L’exploitant et sa compagne créent donc des planches maraîchères de 20 à 25 mètres de long, dans lesquelles salades, oignons, tomates, pommes de terre et haricots prospèrent. «Les arbres limitent l’évapotranspiration et entraînent un lissage des températures en cassant le rayonnement, explique l’agriculteur. Ils protègent du chaud en été et du froid en hiver.» En plus d’avoir créé un véritable microclimat, les arbres ont participé à améliorer la structure même du sol. «Il y a deux ans, la région a subi un épisode cévenol, qui a entraîné des inondations catastrophiques pour les agriculteurs. Nos parcelles ont été recouvertes par 1 m 50 d’eau. Eh bien, quand elle s’est retirée, le sol et nos buttes de maraîchage n’avaient pas bougé! À la différence des parcelles de nos voisins, chez qui la terre est partie sur plusieurs centimètres d’épaisseur.» Les arbres, régulièrement élagués, produisent des déchets de taille (4000 m3 en 2015). Broyés avec précaution, ils fournissent à Denis Florès une matière fertilisante de choix, le bois raméal fragmenté, utilisé pour former les buttes sur lesquelles légumes et petits fruits sont cultivés pendant des cycles trisannuels.
L’ombre créée par les arbres, hauts de 20 mètres pour les plus hauts, n’est pas un obstacle pour la croissance des légumes, bien au contraire: «Nous avons effectué différents essais de coupe: couronné, émondé et élagué. Résultat, c’est bien sous les arbres procurant le plus d’ombre que les rendements légumiers sont les meilleurs!»
Aujourd’hui, Denis Florès entrevoit sereinement l’avenir, non seulement grâce à la bonne productivité de ses cultures maraîchères, mais aussi par la valeur acquise par ses terrains.

 

Domaine de Restinclières, Gard L’INRA en pionnière européenne
À 15 km de Montpellier, le domaine départemental de Restinclières est devenu la référence européenne en matière d’agroforesterie.
Six mille arbres sur une cinquantaine d’hectares, voilà le terrain de jeu des chercheurs de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) de Montpellier, qui travaillent depuis vingt ans, sous la houlette de Christian Dupraz, à évaluer l’intérêt, mais également la pertinence économique de l’agroforesterie. D’un point de vue technique, les études prouvent que l’association arbre-culture s’avère plus complémentaire que concurrentielle. Les cultures ne souffrent pas de la présence de la futaie qui joue un rôle tampon, son ombre les protégeant des coups de chaleur dévastateurs. Les feuilles et les racines mortes des arbres augmentent le taux de matière organique du sol. Quant aux arbres, plus espacés que sur une parcelle forestière, ils croissent plus vite et mieux, leurs troncs sont larges, avec des cernes réguliers, leur conférant ainsi davantage de valeur économique.  Pour l’aspect de la rentabilité, les chercheurs français sont formels, l’agroforesterie, a fortiori avec du noyer ou du cormier, permet à long terme de doubler le revenu d’une parcelle agricole.
Au nord du domaine de Restinclières, sur les coteaux, c’est au milieu des vignes que des oliviers, des cormiers, des pins pignons et des cyprès sont cultivés. S’il n’y pas de concurrence hydrique, les agronomes ont remarqué une légère concurrence au niveau de l’azote, mais surtout un gain thermique évident qui peut atteindre 6 degrés au nord des arbres, ce qui peut s’avérer salvateur dans une région où les vignes sont régulièrement soumises à un stress hydrique. Mais c’est au niveau marketing que les effets positifs sont le plus marqués. «Un beau paysage peut devenir un facteur d’achat, confie
un des techniciens. Le client qui vient déguster dans la cave peut avoir un coup de cœur pour la beauté des lieux.» Ce qui est bon pour le paysage peut donc être aussi profitable pour le porte-monnaie du producteur.