Ambiance course d’école, ce matin-là à la sortie du métro, sur les quais d’Ouchy, à Lausanne. Petits sacs à dos, casque léger, cuissettes et crème solaire, mon fils Guillaume et moi sommes prêts à rallier Romont à vélo électrique. Mais à l’heure du départ, mon fils me toise d’un air moqueur. Genre: «Alors, papa, qu’est-ce que tu attends? Tu l’enfourches cette grosse bicyclette de fille à moteur?» Chose faite, nous sommes pris tous les deux d’un fou rire. L’un comme l’autre, nous avons vraiment l’air de touristes à longer les quais via la piste cyclable, devant le Parc Olympique. Mais très vite, direction  Lutry et son vieux bourg que l’on redécouvre avec des yeux émus (Guillaume fréquentait le jardin d’enfants du débarcadère quand il était tout gamin). La batterie du vélo a pour effet de démultiplier nos coups de pédale. Le souffle est à peine sollicité, seules les jambes fournissent un effort. Étonnant, agréable, rien à voir avec le Tour de France! L’esprit de compétition et la concentration sur l’effort ne sont pas au programme de cette première étape de la Route du Cœur. Dès lors, tandis que mollets et cuisses travaillent à nous hisser dans les hauteurs du somptueux vignoble de Lavaux, l’esprit vagabonde. Arrivés à Grandvaux (VD), petit salut de la tête à Corto Maltese au passage. Père de ce personnage mythique de BD, le dessinateur Hugo Pratt ne se lassait pas des perspectives radicales de ce vignoble, face aux Alpes miroitées dans les eaux du Léman. Il avait élu domicile dans ces vignes que nous n’allons pas tarder à laisser derrière nous.
Dans les bois et les clairières marquant la frontière bucolique entre Chexbres et Puidoux (VD), à distance respectable de la bruyante A9, nous apprécions l’itinéraire concocté par les concepteurs de cette Route du Cœur: nous évitons toujours les grands axes routiers et les zones industrielles pour grimper sur les flancs du Mont-de-Gourze. De là-haut, le point de vue sur les Alpes bernoises et les Préalpes est grandiose. Et sans plus attendre, les muscles bien chauffés par cette montée non-stop depuis le lac, nous nous élançons dans la campagne vaudoise. Nous quittons le mode électrique, en descente toute dans l’axe du Moléson, quasi en roue libre. Prochaine étape, Oron (VD), sur les marches du canton de Fribourg.

Riche campagne vaudoise
Mais en attendant, après avoir croisé la route de Berne peu avant Forel (VD), nous gagnons Les Tavernes, à travers des forêts de hêtres, qui coupent les champs cultivés derrière le Mont-Pèlerin. À Châtillens, petit village surplombant Oron, nous découvrons de solides et belles demeures du XVIIIe. Puis traversons un quartier de villas où ronronnent des tondeuses robots. Dans la vitrine de la Librairie du Midi, les dernières traductions des romans américains contemporains témoignent de la vivacité de cette officine miraculeuse dans ce bourg paysan. Pour la première fois depuis notre départ, nous posons réellement le pied à terre. Et si l’on croquait une morce? Le père est partant, mais le fils préfère avaler encore des kilomètres. Et c’est reparti pour un tour! Une côte, et puis une autre, encore une autre… L’estomac gronde et, mine de rien, les jambes commencent à se faire sentir. Sur le petit écran à quartz du vélo, le mode «high» est de plus en plus souvent préféré au mode «standard». Plus question de rouler en «éco», encore moins de se priver de l’assistance électrique. Gillarens (FR), Promasens (FR), les villages se succèdent en plein cagnard. Je tente, sans grand succès, d’intéresser Guillaume aux poyas suspendues sous l’auvent des fermes. Le gaillard avance à plein régime en direction d’Ursy (FR), persuadé qu’on y trouvera une auberge où se restaurer.

Détour plus sportif
Las! S’il y a bien des restaurants dans cette commune du district de la Glâne, tous sont fermés le jour de notre excursion. À Rue (FR), qui dévoile tout son charme moyen-âgeux, même topo. Mais après tout, nous ne sommes pas là pour découvrir la gastronomie locale. En route! Tout à nos interrogations sur le «pourquoi des bistrots portes closes», nous manquons un embranchement. Et pourtant, avec leur chiffre 99 
caractéristique, les panneaux indicateurs de la Route du Cœur sont facilement repérables. En tous les cas, nous voici pédalant en pleine forêt, dans les hauts de Morlens (FR). La balade se transforme en expédition VTT. On s’embourbe jusqu’aux batteries. On coupe à travers bois et champs, debout sur la selle. Du sport, enfin! Romont surgit au sortir d’une forêt. À nous la longue descente. C’était compter sans une ultime montée pour gagner le bourg. Trop tard pour déjeuner. Les cuisines ont fermé. Quatre petites heures après notre départ, nous apaisons notre fringale avec un pique-nique sur un banc. Sous l’œil amusé des vendeuses de Coup de Pouce, la brocante qui a récupéré nos vélos tout crottés.